France, Tunisie, Koweït : vendredi noir
Une attaque «de nature terroriste» à Saint-Quentin-Fallavier, une fusillade meurtrière à Sousse, un attentat-suicide dans une mosquée koweitienne… Bien que concomitantes, les actions ne semblent pas coordonnées.
Des massacres à l’horreur démultipliée par leur simultanéité. Il était environ 10 heures, vendredi, lorsque des jihadistes ont frappé en France, en Tunisie et au Koweït. A Saint-Quentin-Fallavier (Isère), Yassin Salhi, 35 ans, est suspecté d’avoir tenté de faire exploser une usine de gaz industriels, blessant deux personnes. Il aurait auparavant décapité son employeur et planté sa tête sur un grillage. Il a été interpellé. En Tunisie, un étudiant a tiré à la kalachnikov sur des touristes sur la plage de Sousse. Au moins 37 sont morts et 36 ont été blessés. L’assaillant a été abattu. A Koweït City, un kamikaze s’est fait exploser dans la mosquée chiite d’Imam al-Sadek, où 2 000 fidèles étaient rassemblés pour la grande prière du vendredi, 25 ont été tués et plus de 200 blessés.
Les attaques sont-elles coordonnées ? Cela semble très improbable. «Je n’y crois pas du tout, explique un ancien agent de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les attentats en Tunisie et au Koweït sont majeurs et visent des cibles cohérentes pour des jihadistes : des touristes à Sousse et des chiites au Koweït. L’attentat en France est à l’inverse un acte commis par un homme isolé ou par une cellule très réduite. Une coordination entre les trois attaques supposerait aussi que quelqu’un donne un top départ, au risque de faire repérer ses complices et de faire capoter les opérations.»
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, le jihad s’est déstructuré, les organisations laissant opérer des cellules, ou des individus seuls, sans les commander, en leur laissant le choix des cibles et des dates des attaques. Un dirigeant d’Al-Qaeda, Abou Moussab al-Souri, a théorisé ce «troisième jihad» dans un texte de 1 600 pages publié en 2004. Un mode de fonctionnement appliqué par Amedy Coulibaly et les frères Kouachi lors des attentats de janvier à Paris, ou par Djokhar et Tamerlan Tsarnaev en 2013, lors du marathon de Boston. «La puissance de l’Etat islamique [EI] est telle aujourd’hui qu’ils n’ont pas besoin d’envoyer des ordres précis. Ceux qui s’en réclament, sans être allés en Syrie, en Irak ou au Yémen, agissent de leur propre chef, en pensant satisfaire des émirs qu’ils n’ont jamais vus»,explique l’ancien agent de la DGSE. Mardi, l’EI a appelé à la guerre sainte contre les «mécréants» durant le ramadan.
L’Etat islamique est-il responsable ? Vendredi en fin d’après-midi, il n’avait revendiqué qu’un attentat, celui contre la mosquée chiite au Koweït. Il l’a attribué à la «province de Najid»,la branche saoudienne responsable de deux attaques contre des chiites en mai dans le royaume. Il n’est pas exclu que Daech (l’acronyme arabe de l’EI) annonce être responsable du massacre de Sousse. L’attentat contre le musée du Bardo à Tunis le 18 mars avait été revendiqué à la fois par l’EI et par Al-Qaeda au Maghreb islamique. A la différence de la Syrie ou du Yémen, les deux groupes ne sont pas en guerre en Tunisie.
Yassin Salhi dira-t-il avoir agi au nom de Daech ? Rien ne permet de l’exclure, même s’il n’a apparemment jamais été en Syrie ou en Irak, là où l’EI a proclamé son califat. L’enquête sur les attentats de Paris n’a révélé aucun lien entre Amedy Coulibaly et des représentants de Daech. Cela ne l’a pas empêché de prêter allégeance au calife Abou Bakr al-Baghdadi dans une vidéo posthume. Sid Ahmed Ghlam, interpellé par inadvertance alors qu’il projetait une attaque contre une ou plusieurs églises de Villejuif (Val-de-Marne), ne disposait apparemment pas de contacts au sein de la hiérarchie de l’EI, même s’il aurait répondu à un commanditaire en Syrie. «C’est plutôt quelqu’un qui, au nom d’une idéologie fumeuse, se sent subitement investi d’une mission», explique un policier antiterroriste.
La date a-t-elle un sens ? Dans les années 90, au cours de la guerre civile en Algérie, le Groupe islamique armé (GIA) commettait ses attentats les plus sanglants pendant le mois de ramadan. Cette année, celui-ci a débuté le 18 juin. Destinées à frapper l’imaginaire et imposer la terreur, les actions terroristes qui ont eu lieu vendredi reprennent cette «tradition». Commémorant la «descente» du Coran parmi les hommes, le ramadan est un moment très pieux, destiné à rapprocher le croyant de Dieu et à souder la «oumma», la communauté musulmane au-delà des frontières. Les actes commis à cette période ont une intensité spirituelle particulière. «Du point de vue des terroristes, c’est un aller direct au paradis», souligne un membre des services de renseignements.
Les actes terroristes en France, au Koweït et en Tunisie ont aussi un impact symbolique démultiplié par le fait qu’ils ont eu lieu un vendredi, jour de la grande prière en islam. «Pour les musulmans français, c’est une nouvelle catastrophe. J’espère que la société a compris que nous n’avions rien à faire avec ces gens-là, souligne Ahmed Jaballah, le théologien de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), la branche française des Frères musulmans. Au regard de la date, le péché commis par ces gens est encore plus grand.» Anouar Kbibech, qui doit prendre à la fin du mois la tête du Conseil français du culte musulman (CFCM), a aussi fait part de son inquiétude : «La situation était déjà dramatique. L’image de l’islam est très dégradée. Ce qui vient de se passer est un très mauvais coup porté.»
La France est-elle une cible privilégiée des jihadistes ? Oui. Que ce soit le GIA algérien dans les années 90, Al-Qaeda ensuite ou l’Etat islamique aujourd’hui, les jihadistes estiment que la France doit être visée en priorité. Abou Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’EI, a lancé plusieurs appels explicites ces deux dernières années. «Si vous pouvez tuer un incroyant américain ou européen – en particulier les méchants et sales Français – […] alors comptez sur Allah et tuez-le de n’importe quelle manière», a-t-il déclaré en septembre 2014.
Dans un langage plus châtié, les dirigeants d’Al-Qaeda sont eux aussi coutumiers de ce type de menaces. Deux jours après l’attaque contre Charlie Hebdo, un responsable de la branche yéménite affirmait dans une vidéo que«des soldats qui adorent Allah et ses messagers sont venus parmi vous. Ils ne craignent pas la mort, ils cherchent le martyr au nom d’Allah». Dans«l’Occident impie», la France est d’autant plus considérée comme une ennemie qu’elle a voté une loi contre le port du voile intégral et l’interdiction des signes religieux à l’école – Ben Laden y avait fait référence dans un message en 2010. La participation de Paris aux guerres en Afghanistan, au Mali et en Irak attise aussi les haines. Facteur aggravant, depuis qu’elle a rejoint la coalition contre l’EI en Irak, la France est devenue aux yeux des fanatiques sunnites un allié des chiites, l’Iran étant un soutien du gouvernement irakien.
Source : Libération