Les immigrés sous haute surveillance
Une manifestation de sans papiers à Paris.
Les députés examinent à partir de ce lundi le projet de loi réformant le droit des étrangers. Une carte pluriannuelle devrait être délivrée en échange de contrôles accrus des préfets. Concernant la politique d’enfermement, le juge des libertés interviendrait plus tôt dans la procédure, mais les déboutés du droit d’asile seraient expulsés plus facilement.
Alors que le Parlement vient d’adopter définitivement, mercredi 15 juillet, le projet de loi visant à réformer l’accueil des demandeurs d’asile, l’Assemblée nationale entame à partir de lundi 20 juillet l’examen du projet de loi réorganisant l’entrée et le séjour des étrangers en France, évoqué dès les premières heures du quinquennat de François Hollande. Malgré plus de trois ans d’attente, le texte ne semble pas de nature à effacer les effets d’une décennie de durcissements successifs en matière de regroupement familial, de rétention ou encore d’intégration.
Les quelque 4 millions d’étrangers qui vivent sur le territoire et représentent, selon l’INSEE, 6,1 % de la population totale, risquent d’être déçus, chaque avancée étant contrebalancée, voire compromise, par une mesure de contrôle. Toutefois, la réforme apparaît moins idéologique que ne l’étaient les précédentes : anticipant des débats animés dans l’hémicycle, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve appelle à « ne pas céder aux fantasmes ni aux calculs politiciens », rappelant que les flux migratoires réguliers sont « modérés », représentant environ 200 000 personnes par an, soit 0,3 % de la population. « Rapporté à celle-ci, un tel chiffre nous place tout en bas des pays de l’OCDE, derrière tous nos principaux partenaires », a-t-il insisté, le 1er juillet, devant la commission des lois.
La modification la plus espérée par les principaux concernés est la généralisation de la carte pluriannuelle, remplaçant le titre de séjour d’un an qu’il fallait renouveler chaque année en préfecture, au prix de longues heures perdues aux guichets. Promis par le président de la République, le nouveau dispositif a été configuré par le député PS Mathias Fekl, dans un rapport remis au premier ministre. Il consiste à délivrer, après un premier titre de séjour d’un an, une carte de séjour d’une durée de deux à quatre ans. L’objectif est de réduire le nombre de passages en préfecture, « vécus comme une contrainte et préjudiciables à l’intégration », indique l’exposé des motifs, qui précise aussitôt qu’il s’accompagne de la mise en place d’un « système de contrôle idoine ».
En quoi consiste ce « système de contrôle idoine » ? Les préfets verront leur pouvoir discrétionnaire, déjà important en matière de droit des étrangers, renforcé : ils auront le loisir de convoquer les personnes pour un « examen approfondi de situation » afin de« mieux prévenir les détournements de procédure » (article 8). Tout manquement constaté sera sanctionné par un retrait du titre de séjour, prévient le projet de loi.
Pour les cartes pluriannuelles comme pour l’ensemble des titres de séjour délivrés, un dispositif de surveillance sera mis en place (article 25) afin de vérifier les dires des requérants, invariablement perçus par les pouvoirs publics comme des fraudeurs en puissance depuis une trentaine d’années : les représentants de l’État pourront solliciter aussi bien des administrations publiques que des entreprises privées et obtenir d’elles des documents et des informations. Le secret professionnel ne pourra plus être opposé. Seul le secret médical reste garanti. Pôle Emploi, mairie, Sécu, profs, EDF-GDF, fournisseurs d’accès Internet, lieux de soins publics et privés, banques : le projet de loi liste les nombreux établissements visés, accordant de facto à l’État la possibilité de s’immiscer dans la vie privée des personnes. Chaque incursion, autorisée par un « droit de communication » créé à cet effet, est soumise au bon vouloir des préfets, laissant les individus démunis face aux agissements de l’administration.
Critiquée par les associations de défense des droits des étrangers, cette disposition inquiète jusque dans les rangs du PS. « Paradoxalement, aujourd’hui, l’administration fiscale et la Sécurité sociale ont accès à toutes les informations détenues par les préfectures, mais en revanche, celles-ci ne peuvent rien leur demander. Il faut mettre fin à cette asymétrie, qui rend nos titres de séjour vulnérables à la fraude », s’est défendu le ministre de l’intérieur devant la commission des lois. Bernard Cazeneuve a même justifié sa proposition en affirmant qu’elle allait simplifier la vie des préfectures… et des étrangers. « La préfecture n’aura plus à demander à la personne étrangère qu’elle produise des pièces toujours plus difficiles à fournir, mais pourra se tourner directement vers les administrations et les entreprises », a-t-il expliqué. « Pour autant, il ne s’agit pas d’accumuler des masses d’informations inutiles sur les étrangers », a-t-il assuré.
Au rapporteur Erwann Binet (PS) craignant un « risque mal défini d’ingérence dans la vie privée », le ministre a répondu qu’il était « ouvert à des rédactions qui soient de nature à apaiser les craintes éventuelles ». En commission, ce député a obtenu que les entreprises de transport et le fisc soient supprimés de la liste des établissements pouvant être sollicités, ainsi qu’un encadrement par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Il a également fait voter une rédaction moins « soupçonneuse », selon son expression, de l’article 8. Il n’en reste pas moins que le préfet peut retirer la carte à tout moment.
Dans son avis du 23 juin 2015, le Défenseur des droits Jacques Toubon recommande, lui, la suppression pure et simple de cette modalité. « L’objectif légitime poursuivi par le projet de loi tendant à la sécurisation du droit au séjour est battu en brèche par ces contrôles inopinés et d’une ampleur sans précédent qui permettent à l’administration de porter une atteinte conséquente aux libertés individuelles sans qu’aucun contrôle de l’autorité judiciaire ne soit prévu », dénonce-t-il. Même tonalité du côté d’une dizaine d’associations, parmi lesquelles le Gisti, la Cimade, l’Anafé, la LDH et le Syndicat de la magistrature, qui ont produit une analyse détaillée du projet de loi. « Les personnes autorisées au séjour seront maintenues dans une situation administrative précaire, et la création d’une carte de séjour pluriannuelle n’améliorera en rien leur sort : non seulement la délivrance de ce titre sera aléatoire mais il pourra être retiré à tout moment, tandis que le passage à la carte de résident restera lui aussi à la discrétion du préfet », estiment-elles.
D’autres obstacles sont prévus sur le chemin de l’obtention de la carte pluriannuelle : les personnes devront justifier de leur « assiduité » et du « sérieux » de leur participation aux formations prescrites par l’État dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration, indique le projet de loi sur un ton infantilisant. Quiconque ayant « manifesté son rejet des valeurs de la République » est exclu de la procédure, qui par ailleurs, prévoit des exceptions : les étudiants et les étrangers malades n’y auront pas droit sous prétexte de caler la durée de leur titre de séjour sur les cycles d’études ou le suivi des soins médicaux. En commission des lois, un amendement présenté par Marie-Anne Chapdelaine au nom du groupe socialiste autorise toutefois la délivrance « de plein droit » de la carte de résident de dix ans aux conjoints et parents de Français (selon la procédure suivante : un an de première carte, deux ans de carte pluriannuelle puis accès automatique à la carte de résident).
« Équilibre »
Dans le même souci affiché d’« équilibre », Bernard Cazeneuve entend limiter l’enfermement des étrangers en situation irrégulière sans pour autant renoncer à augmenter le nombre des reconduites à la frontière.
À la veille du week-end, le rapporteur a créé la surprise en faisant savoir qu’il avait l’intention, avec le soutien du gouvernement, de déposer deux amendements visant à réformer le contentieux dans les centres de rétention administrative (CRA), où sont rassemblés les sans-papiers en vue de leur expulsion dans leur pays d’origine. Le contrôle de la légalité de la rétention serait entièrement transféré du juge administratif, qui se prononce aujourd’hui dans un délai de 72 heures à compter de son éventuelle saisine par la personne, au juge des libertés et de la détention (JLD), dont l’intervention serait ramenée de cinq jours à 48 heures.
Le juge administratif statue actuellement si l’étranger, souvent avec l’aide juridique des associations présentes dans les CRA, demande l’annulation de sa mesure d’éloignement et conteste la décision du préfet de le placer en rétention (il dispose de 48 heures suivant la notification de la décision pour déposer son recours). De son côté, le JLD, garant des libertés indivduelles, juge les conditions de l’exécution de la mesure de privation de liberté (est-elle justifiée ?, proportionnée ?, etc.)
Avec le retour à 48 heures au lieu de cinq jours de l’intervention du JLD, les effets désastreux de la loi de 2011 qui avait mis en place ce système seraient en partie gommés. Décriée en son temps par l’opposition de gauche et les associations, cette loi, défendue par Éric Besson, a eu pour conséquence de multiplier les expulsions sans que les personnes n’aient eu le temps de faire valoir d’éventuelles irrégularités de procédure ou le non-respect de leurs droits. En 2014, selon les statistiques des associations présentes dans les CRA, 45 % des étrangers éloignés depuis la métropole et la quasi-totalité depuis l’outre-mer se sont retrouvés dans ce cas de figure. Or l’intervention du JLD n’est pas neutre : quand ce dernier a été saisi, la libération ou l’assignation à résidence de 20 % des personnes retenues a été obtenue.
Lors de son intervention devant la commission des lois, Bernard Cazeneuve avait reconnu que « du point de vue des principes, l’existence d’un tel angle mort n’est pas satisfaisante ». Désormais, les situations où les personnes faisant l’objet d’un retour forcé sans validation judiciaire seraient plus rares.
Le tribunal administratif, quant à lui, ne se prononcerait plus sur la légalité de la rétention, mais il pourrait toujours être saisi pour contester la délivrance par le préfet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF), d’un refus de délai de départ volontaire ou d’une interdiction de retour.
Dans son projet de loi, le ministre de l’intérieur souhaite par ailleurs favoriser l’assignation à résidence des étrangers sous le coup d’une reconduite à la frontière, leur permettant de rester chez eux tout en se présentant à la police ou à la gendarmerie, afin d’éviter autant que possible les placements en CRA. Moins coercitive que l’enfermement, cette mesure est concédée en échange de la possibilité donnée aux services de police et de gendarmerie non seulement de conduire sous la contrainte les personnes au consulat pour obtenir le laissez-passer nécessaire à leur retour forcé, mais aussi d’aller les chercher à leur domicile en vue de leur départ. « Le projet de loi prévoit seulement de renforcer les conditions de l’assignation à résidence, sans proposer de véritables mesures alternatives à la rétention », s’inquiètent l’Assfam, Forum réfugiés-Cosi, France terre d’asile (FTDA) et l’Ordre de Malte dans un communiqué commun, estimant que « de nombreux placements en rétention s’avèrent pourtant inutiles – et aussi inutilement coûteux ».
La politique d’éloignement de la France doit gagner en « efficacité », insiste le ministre. Pour cela, le projet de loi crée une nouvelle obligation de quitter le territoire français (OQTF) visant spécifiquement les déboutés du droit d’asile. Relativement épargnés dans le projet de loi asile, ces derniers sont ici dans le collimateur. Le texte initial, modifié en commission des lois sans l’aval du gouvernement, prévoit que les délais de recours les concernant soient réduits à sept jours, le tribunal disposant d’un mois pour statuer. L’objectif est de les décourager de rester en France. « Ces mesures, qui risquent de concerner beaucoup d’étrangers, complexifient encore le contentieux de l’éloignement et font de l’accès au droit, de l’accès au juge une chimère pour les étrangers », regrettent les associations. « Il est anormal qu’au terme d’une longue procédure d’asile, il faille parfois jusqu’à un an au tribunal pour statuer sur l’obligation de quitter le territoire français. […] L’OQTF post-asile doit pouvoir faire l’objet d’un traitement accéléré », a déclaré le ministre devant la commission des lois, espérant cadrer le débat.
S’opposant à une requête des associations, le ministre de l’intérieur ne juge pas opportun de revenir sur la durée maximale d’enfermement, allongée à 45 jours par Nicolas Sarkozy, car, selon lui, « nous adresserions un signal négatif quant à notre détermination à éloigner » les personnes en situation irrégulière. Le délai est passé de 32 à 45 jours en 2011, via la loi Besson. « Cette mesure n’a permis qu’une hausse très marginale du nombre d’éloignements, alors même qu’un nombre important de personnes ont subi un enfermement de longue durée, source parfois de traumatismes et de violences », indiquent les associations rassemblées autour de FTDA, demandant la modification du projet de loi. En 2014, observent-elles, 83 % des personnes expulsées l’ont été au cours des vingt premiers jours ; 10,5 % des personnes enfermées en France métropolitaine ont été maintenues entre les 32e et 45e jours, alors que seuls 6 % des éloignements interviennent dans ce laps de temps.
Toujours concernant la rétention, Bernard Cazeneuve inscrit dans la loi (article 23) un« régime clair et simple » d’accès des journalistes aux centres de rétention et aux zones d’attente répondant à une revendication de journalistes et d’associations dans le cadre de la campagne OpenAccess : « S’il s’avère que des centres offrent des prestations insatisfaisantes, comme à Mayotte par exemple, une visite de la presse aura tôt fait d’amener le gouvernement, quel qu’il soit, à prendre les mesures qui s’imposent. »
Dans une logique répressive, le gouvernement persiste à maintenir l’outre-mer dans un régime dérogatoire, par endroit aggravé. Il généralise les interdictions de retour, laCimade dénonçant ce « bannissement des personnes expulsées ». Une dernière catégorie de population, enfin, est indirectement visée par une régression : il s’agit des Roms, même si le ministère s’en défend. Le projet de loi propose en effet d’assortir les mesures d’expulsion frappant les ressortissants de l’Union européenne d’une interdiction de circulation sur le territoire d’une durée de trois ans, dans le cas où les personnes auraient « abusé » de leur droit de circulation et dans celui où elles constitueraient une menace pour l’ordre public. Au total, la Cimade appelle les députés à amender le texte « pour garantir les droits des personnes étrangères, leur offrir un séjour stable et rompre enfin avec une politique obsédée par le contrôle, la peur de l’autre, l’enfermement et les expulsions ».
La liste des amendements déposés donne un aperçu de la tonalité des débats à venir en séance publique. Du côté des Républicains, Guillaume Larrivé, ex-conseiller de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’intérieur, propose d’allonger la durée de la rétention à 180 jours. Avec ses collègues, il est favorable à la mise en place de quotas d’immigration, recyclant une idée anticonstitutionnelle jamais votée lors des quinquennats précédents. Leurs exigences en matière d’intégration à la société française sont telles que les étrangers devraient en apporter des preuves avant même leur arrivée en France. Dans cet esprit, au FN, Gilbert Collard et Marion Maréchal-Le Pen demandent la mise en place d’un examen « très sélectif » de connaissances de l’histoire, du droit et des « valeurs »françaises. Selon eux, le niveau de langue requis, déjà élevé, devrait être plus poussé encore. Les vieilles obsessions seront au rendez-vous, la droite et l’extrême droite partageant le même projet de refondre, voire de supprimer, l’aide médicale d’État (AME) et de réduire, voire d’interdire, l’accès des étrangers au RSA.
Source Mediapart