Africanistan : « Dans 20 ans, nous serons confrontés à l’implosion sécuritaire du Sahel »
Des milliers de personnes, arrivées à N’Guigmi, le 5 mai 2015, évacuées des îles nigériennes du lac Tchad, dans le sud-est du Niger, par crainte de nouvelles attaques de Boko Haram. (AFP)
Serge Michailof est chercheur à l’Iris. Dans son dernier livre « Africanistan », il prévient : l’Afrique ne va pas aussi bien qu’on le croit. La crise pourrait bien exploser, et toucher la France en premier.
« Ce livre est un cri d’alarme », écrit Serge Michailof, chercheur à l’Iris dans son ouvrage « Africanistan, l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? » (Ed. Fayard, octobre 2015). Le titre est provocateur à dessein. Le contenu est inquiétant.
Bien documenté, chiffres à l’appui, le spécialiste s’inscrit en faux sur l’idée, largement répandue, selon laquelle l’Afrique est un nouvel eldorado économique. Certes, admet-il, le continent a connu un essor considérable en matière d’infrastructures, de développement des nouvelles technologies et des secteurs financiers. Des classes moyennes ont émergé, le niveau de vie s’est amélioré… Mais pas partout. Des régions ont été exclues et sont touchées par des cycles de violences extrêmes qui déstabiliseront les zones les plus prospères. Par ricochet, l’Europe pourrait être confrontée à des vagues de réfugiés encore plus importantes que celles issues des guerres en Syrie et en Irak.
Après avoir travaillé près de 50 ans en Afrique, où il a vécu 15 ans, Serge Michailof, ancien directeur de la Banque mondiale, ex-directeur des opérations pour l’Agence française du développement, se veut lanceur d’alerte. « L’Obs » l’a interrogé.
Le titre et certains passages de votre livre, sur l’arrivée massive de réfugiés que la France ne pourra pas assimiler, peuvent être récupérés par l’extrême droite ou la droite dure. Ca ne vous gêne pas ?
– Si, j’ai eu un véritable examen de conscience sur le choix du titre et l’angoisse de me faire récupérer par l’extrême droite. J’ai fait relire mon dernier chapitre sur les migrations à des amis africains ou d’extrême gauche avant de donner le bon à tirer. Mais il est temps de taper du poing sur la table.
« Africanistan » est une contraction de Afrique et Afghanistan. Vous comparez la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne, notamment du Sahel, à celle qui a prévalu en Afghanistan. Quelles sont les similitudes ?
– Les pays du Sahel ne sont pas l’Afghanistan : ils n’ont pas traversé 35 ans de guerre incessante, les groupes sociaux en opposition historique avec les autorités sont largement minoritaires, certaines de leurs institutions (mais pas toutes) sont plus solides qu’en Afghanistan.
Mais le fond du problème, à savoir : une démographie hors de contrôle ; une agriculture largement en panne ; l’absence de perspectives en termes d’emplois ; la perte d’espoir des jeunes ; la faiblesse de l’appareil d’Etat, contrôlé par des groupes qui se disputent des rentes au détriment de toute recherche d’efficacité ; l’influence d’une vague islamique radicale inspirée du wahhabisme ; la circulation des armes ; des zones de repli quasi inexpugnables pour les djihadistes… Tout ceci fait qu’on ne peut pas ignorer le parallèle afghan.
Qu’entendez-vous par « une démographie hors de contrôle » ?
– La démographie a largement contribué au naufrage de l’Afghanistan. Dans les deux cas, les taux de croissance de la population sont supérieurs à 3%, atteignant 4% pour le Niger, et ils progressent !
Le cas du Niger, au cœur du Sahel, est caractéristique : sa population était de 3 millions à l’indépendance [en 1960, NDLR], elle approche les 20 millions et dépassera les 40 millions en 2035, quoi qu’on fasse. Si la fécondité reste au niveau qu’elle a connu depuis 30 ans, elle atteindra 89 millions en 2050. Et ce, dans un pays où 8% de la superficie seulement se prête à l’agriculture. A eux seuls, le Niger, le Mali, le Burkina Faso et le Tchad vont passer de 67 millions à plus de 200 millions d’ici 2050.
Or cette situation démographique se conjugue avec une stagnation de l’agriculture faute de politiques adaptées, conduisant souvent à des crises environnementales et alimentaires chroniques, parfois à des crises malthusiennes localisées. Comme l’industrie est également en panne, il ne peut qu’y avoir un chômage et un sous-emploi de masse.
Ce qui s’est passé au Mali en 2012 était un avertissement ?
– Les événements du Mali et la nécessité devant laquelle s’est trouvée la France d’intervenir militairement ont été un choc pour nos administrations, notre gouvernement et pour l’opinion. A l’exception des militaires, inquiets, tout semble revenu à la normale : les soi-disant terroristes ont été « neutralisés », ou dispersés. Donc tout va bien. Comme à Kaboul en 2003. Résultat : nos administrations sont retournées à leurs affaires. Business as usual…
Vous faites du Nigeria l’exemple d’une puissance africaine en déroute. Est-il le symbole de l’illusion que l’on se fait de cette Afrique en plein essor que vous remettez en question ?
– Le Nigeria est la première puissance africaine en termes de population et de PIB. Ses récents taux de croissance sont spectaculaires. Il fait partie des pays qui gagnent. Mais en même temps, il a toléré pendant 10 ans une rébellion armée sauvage qui a terrorisé tout le nord-est du pays et qu’il a été incapable d’enrayer, à partir de la fin 2014.
Le nord-est du pays est ravagé sur une surface grande comme la Belgique, son économie est en ruine, près de 2 millions d’habitants ont dû fuir. Les pays voisins, Niger, Cameroun et Tchad doivent intervenir, pour éviter tant la contagion que, pour le Tchad, l’étranglement de son économie. Nous avons donc, dans un même pays, une Afrique qui se développe de manière spectaculaire, avec des élites parfois remarquables, et des poches oubliées de misère… Jusqu’à ce que les oubliés trouvent des kalachnikovs.
Vous dites que si on ne fait rien, le contrecoup en Europe sera plus terrible que celui provoqué par les guerres en Syrie et en Irak…
– La Syrie et l’Irak sont de petits pays en termes de population dont les habitants ne parlent pas français. Dans 20 ans, si le cœur du Sahel francophone n’a pas trouvé la voie d’un développement inclusif qui crée des emplois à la hauteur des besoins – ce qui semble encore possible -, nous risquons d’être confrontés à l’implosion sécuritaire d’une région regroupant, au bas mot, 200 millions d’habitants. Beaucoup se retrouveront dans les villes de la côte africaine et au Maghreb. Et ceux qui n’y trouveront pas d’emplois prendront naturellement le chemin de la France.
Vous interrogez : « L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? » Pourquoi les banlieues ? Par ailleurs, la crise actuelle des réfugiés a montré que la France n’était pas le premier choix des migrants, et pas seulement à cause de la langue…
– Les Africains francophones se tournent vers la France tout comme les Afghans anglophones se tournent vers la Grande-Bretagne, pour la simple raison qu’il existe déjà des diasporas sahéliennes en France qui les attirent. Les élites africaines seront assimilées en France sans difficultés excessives mais les ruraux analphabètes se retrouveront dans les ghettos de nos banlieues. Plusieurs démographes spécialisés le disent.
La France, particulièrement active militairement, a-t-elle une responsabilité ?
– La France est le principal partenaire des pays du Sahel au plan militaire. Mais son rôle en termes d’aide au développement est marginal. Alors même que le problème au Sahel, ce ne sont pas prioritairement les départs de feu que nos soldats tentent d’enrayer. C’est le baril de poudre hautement inflammable constitué de la misère, du chômage et de la perte d’espoir. C’est ce qu’il faut « traiter » de toute urgence, avec le seul outil disponible à court terme : l’aide au développement.
C’est le thème principal de mon livre : l’argent existe, mais il faut savoir le mobiliser. Or historiquement, la France a fait le choix de confier l’essentiel de ses ressources aux institutions multilatérales. Sans débat politique, et sans se doter des instruments permettant d’en contrôler l’usage, à la différence des Britanniques. Résultat : malgré les chiffres glorieusement affichés qui additionnent carottes, navets et choux, nous sommes dans les choux car l’aide multilatérale ou européenne n’a aucune expertise au Sahel. En tant qu’ancien directeur à la Banque Mondiale, j’en sais quelque chose.
Vous racontez la réaction de Pascal Canfin, à l’époque ministre du Développement, quand vous l’avez alerté sur la situation malienne : « Nous eûmes droit à un commentaire public assez méprisant de la part d’un ministre bien inexpérimenté »… Il n’a rien fait ?
– Je ne veux pas entrer dans une polémique avec Pascal Canfin, un homme tout à fait estimable. Mais ces questions de développement d’un pays fragile sont techniquement complexes. Au lieu de la mettre au panier, il aurait mieux fait de méditer la note confidentielle que je lui avais rédigée avec un ami, également ex-directeur à la Banque mondiale, sur la manière dont la France pouvait reprendre le contrôle d’une partie de l’aide multilatérale au Sahel.
Cela nous aurait permis de gérer des montants annuels de l’ordre du milliard de dollars au lieu de bricoler avec quelques dizaines de millions sans aucun impact. Savez-vous combien la France, qui affiche 10 milliards annuels d’aide publique au développement, consacre de façon bilatérale au développement rural des cinq principaux pays sahéliens ? Environ 22 millions par an. De qui se moque-t-on ?
Cela fait des années que des spécialistes, comme vous, tirent la sonnette d’alarme. Pourquoi ne vous écoute-t-on pas ?
– Il y a partout un mur entre chercheurs, universitaires et politiques. Regardez Obama sur l’Afghanistan. Je crois connaître les meilleurs spécialistes américains sur ce pays. Ils n’ont jamais été consultés. Obama a surtout écouté ses communicants. Plus jeune, j’ai fait du cabinet : l’horizon politique est souvent d’une semaine et ne va jamais au-delà de la prochaine élection. Moi je mets en garde contre des phénomènes qui s’inscriront dans le temps long : 5 à 10 ans. Il y a toujours d’autres urgences.
Source L’Obs
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