Burkina : empêcher le retour a l’Etat-mangeoire
L’organisation d’élections démocratiques demeure « l’objectif primordial », a déclaré M. Kafando après sa réinstallation.
Faire comme si les tripatouilleurs défaits de la Constitution burkinabè étaient des agneaux nouveaux-nés et qu’ils pouvaient dignement se présenter au suffrage de leurs concitoyens au nom d’une « démocratie » confondue avec le scrutin majoritaire, c’eût été dire au peuple : les mots n’ont pas d’importance, le petit jeu reprend comme avant, jouez votre partie en votant, nous jouerons la nôtre en volant. Les événements en cours au Burkina Faso ouvrent une fenêtre exceptionnelle pour dépasser l’Etat-mangeoire, presque généralisé en Afrique et si néfaste à la liberté politique et au développement.
La séquence historique à laquelle est confronté le peuple du Burkina-Faso est historiquement cruciale. Pour le Burkina. Pour l’Afrique. Pour l’avènement d’un monde équilibré. Elle prend sa source dans le réveil initié en 1983 par Thomas Sankara. Soutenu par le mouvement populaire, le jeune officier propose à son pays de se construire par lui-même une histoire – un cadre institutionnel, mais aussi politique et moral – qui ne soit plus le copier-coller des anciennes perspectives impériales (l’imitation de l’Occident comme figure du progrès), ni des administrations coloniales, « corps étranger » propice à la privatisation des prérogatives publiques par ceux qui en ont la charge, propice également au maintien de l’influence des puissances occidentale. Le pays prend fièrement le nom de ce projet : Patrie des hommes intègres.
L’affaire est lourde de conséquences. Elle met en mouvement la grande question de notre siècle (avec la crise écologique), qui est le dépassement de la domination occidentale. L’issue pacifique et démocratique que porte en lui ce réveil est un espoir que partage une grande majorité de la jeunesse africaine. Elle est aussi une bonne nouvelle pour les peuples d’Occident, qui peuvent ainsi envisager un monde sans domination où ils pourront entretenir des relations fraternelles et fructueuses avec les autres, un monde équilibré où chacun pourra se soigner chez soi et où personne ne prendra plus le risque de se noyer en Méditerranée pour que sa famille puisse payer ses ordonnances. Les commotions du Moyen-Orient et de certaines régions de l’Afrique nous montrent aujourd’hui que des issues furieuses et mortifères peuvent également se lever pour le malheur de tous. La « patrie des hommes intègres » ne suscite pas d’attentats kamikazes.
Mais le réveil sankariste contrevient à des forces puissantes, qui se mobilisent sans délai. En 1987, Thomas Sankara est assassiné dans des conditions qui restent obscures, mais où plane à l’évidence l’ombre du vieux monde. L’Etat qui se recale à la suite de ce revers doit tenir compte de ce qui s’est passé dans le tréfonds du peuple burkinabè. Il reste longtemps tenu, au moins en partie, par l’idéal d’intégrité auquel le pays qui en porte le nom a pris goût. Même dans les circonstances actuelles, on peut reconnaître que le pouvoir de Blaise Compaoré doit dans un premier temps en tenir compte et que le Burkina échappe alors en partie à une « mal-gouvernance » qui prend ailleurs, parfois, des dimensions vertigineuses. Les fervents débats qui accompagnent sur la toile les développements liés aux coup d’Etat du RSP mettent en évidence le coup de génie de Thomas Sankara, échangeant la dénomination de Haute Volta, nom de département imposé au pays par le colonisateur, pour Burkina Faso, patrie (en langue dioula) des hommes intègres (en langue mossi). Quand les internautes demandent si Gilbert Diendéré, le chef de la junte, est vraiment burkinabè, ils interrogent sa trahison – est-il un vrai citoyen du pays – mais aussi sa moralité : est-il un « homme intègre ». Ce rappel obsédant de l’idéal sankariste compte dans ce qu’est devenu le peuple du Burkina Faso. Cela n’abolit pas les deux failles par où prolifèrent les moisissures. D’abord la rupture de confiance due à l’assassinat de Thomas Sankara, puis l’effet « naturel » de la durée, qui crée des castes de courtisans, de profiteurs, d’affairistes étrangers, de services secrets et engraisse les vices qu’engendre partout le sentiment de toute-puissance. Au fil des décennies, le pouvoir burkinabè se réaligne peu à peu sur les normes de l’Etat-mangeoire qui est la marque de cette période historique et s’intègre dans le système de pouvoir qui tient l’Afrique avec les résultats qu’on voit (cf. Le système des arrangements, in http://www.jlsagotduvauroux.wordpress.com), au point que Blaise Compaoré en devient le médiateur en chef.
Lorsque Blaise et les siens décident de manipuler la Constitution pour conserver leurs postes coûte que coûte, c’est un Etat burkinabè quasiment « libéré » du civisme sankariste dont ils guignent avec appétit l’éternelle propriété. L’Etat oui, mais le peuple non. Le peuple n’accepte pas. Il se lève. En quelques jours, il balaye l’option mafieuse. Proprement. Lumineusement. On peut d’ailleurs mettre au crédit du réveil sankariste, de son intériorisation par le peuple et de la puissance qu’il en tire la façon relativement propre dont Blaise Compaoré se retire. Acteur ambigu de toute cette histoire, il sait. Gilbert Diendéré aussi sait.
La Transition se met en place. Comme à tout gouvernement, on peut lui reprocher bien des choses. Mais pas le choix révolutionnaire d’exclure de la future élection ceux qui ont sciemment, explicitement participé à la tentative de tripatouillage constitutionnel. Tous les pays démocratiques disposent de lois et de procédures qui excluent du suffrage et des postes électifs des citoyens jugés indignes : anciens monarques ou tyrans, corrompus, acteurs de faillites frauduleuses, traitres… Faire comme si les tripatouilleurs burkinabè étaient des agneaux nouveaux-nés et qu’ils pouvaient dignement se présenter au suffrage de leurs concitoyens au nom d’une « démocratie » confondue avec le scrutin majoritaire, c’eût été dire au peuple : les mots n’ont pas d’importance, le petit jeu reprend comme avant, jouez votre partie en votant, nous jouerons la nôtre en volant. La décision est révolutionnaire, parce qu’elle n’est pas inscrite dans le droit – la révision constitutionnelle était juridiquement envisageable – mais dans l’expérience démocratique du peuple insurgé, qui sait dans ses profondeurs (comme d’ailleurs tout le monde) que l’appel au droit est en l’occurrence de l’enfumage. Un nouveau droit, intègre et démocratique, se substitue à l’ancien devenu mensonge au service de l’oligarchie. Il ne tire pas sa légitimité d’arguties juridiques dont les fondements viennent d’être balayées par l’histoire, mais d’évidences nouvelles nées de l’insurrection et qui se traduisent en une organisation nouvelle du droit. Toute avancée révolutionnaire procède ainsi. Menacés par l’abolition, les esclavagistes arguaient du droit de propriété pour trouver un « compromis » avec leurs victimes. Ils réussissent notamment leur coup en imposant à la République haïtienne un gigantesque « dédommagement » en réparation de la spoliation que représente selon eux la libération de leur cheptel humain, tribut qu’Haïti sera contraint de verser, jusqu’au milieu du XXe siècle, aux différents régimes monarchiques et républicains qui se succèdent en France. Les révolutionnaires antiesclavagistes balayent la manipulation et la logique juridique sur laquelle s’appuie le vieux monde en affirmant dans le droit l’ardente et nouvelle évidence née de l’action, évidence non-négociable : la personne humaine est inaliénable. Face à cette affirmation révolutionnaire, le droit de propriété invoqué par les esclavagistes apparaît pour ce qu’il est : une infamie. Une logique du même tonneau sous-tend l’argumentaire d’hommes qui se sentent spoliés par leur éviction de la mangeoire et ne voient pas qu’un nouveau monde pointe à l’horizon, un monde sans Etat-mangeoire ni pour eux, ni pour personne. Le peuple burkinabè leur répond avec la tranquille intransigeance de la vérité : allez manger ailleurs ! C’est un choix de salut public.
Disons pour être complet que cette éviction peut ne pas être définitive. Il y a dans les candidats exclus des personnalités et des expériences qui peuvent être utiles. Sanctionner leur fourvoiement est juste, indispensable à la refondation de l’Etat. Et le fait de ne pas pouvoir concourir au poste suprême n’est pas non plus une tragédie. Demain, dans un autre rapport de force, si le peuple le veut bien, on peut imaginer que certains réparent, en se mettant au service du nouveau cours, le tragique faux pas d’aujourd’hui.
Le baroud de déshonneur d’un corps militaire constitué pour protéger les intérêts du pouvoir déchu a lui aussi permis d’éclairer les enjeux. La rectitude, la ténacité, la maturité politique du peuple burkinabè a rendu impossible une situation « à la malienne » où l’improbable équipée d’un capitaine Sanogo parvient à susciter une certaine approbation et obscurcit la compréhension des enjeux, paralysant l’action populaire. Dansle cas burkinabè, les mutins sont seuls, leurs objectifs sont à nu, dans la clarté. Aucun soutien significatif dans la société, à part quelques balbutiements gênés dans le clan Compaoré (les plus nombreux s’écrasent). Il faut être frappé de berlue pour ne pas voir ni sentir l’étendue de la colère populaire. Fait étrange et significatif, ce « détail » passe inaperçu pour les chefs de la CEDEAO venus « arranger » les choses lors de la première « médiation ». Les discussions sont menées sans entendre ceux qui portent l’opinion quasi unanime du peuple, sans se rendre compte de la vacuité des « arguments » qui poussent Macky Sall et Boni Yayi à entériner quasiment toutes les revendications politiques des putschistes. Venant notamment d’un homme comme Macky Sall, dont l’action personnelle n’est pas indigne, cette surdité en dit long sur la déconnection des dirigeants africains d’aujourd’hui d’avec les enjeux historiques du continent et sur la façon dont se forme la conscience qu’ils ont de leurs responsabilités. Sans compter la promptitude des puissances impériales à soutenir tout « compromis » qui permet de maintenir globalement l’organisation actuelle des pouvoirs où elles sont en terrain connu. La voix de l’Etat français a été, dans toute cette affaire, marquée par la même absence de vision et la même panique devant la mise en cause des réseaux qui tiennent en équilibre le grand désordre actuel.
Aujourd’hui, et sous réserve d’une issue heureuse à cette crise, le peuple du Burkina Faso a beaucoup de cartes en main pour aller vers une reconstruction démocratique qui peut constituer une exceptionnelle boussole pour des opinions africaines souvent désemparées, découragées. Rien n’est joué d’avance, mais cette histoire unique par sa limpidité suggère que c’est possible. Durant toute cette séquence, j’ai beaucoup participé aux intenses débats qui ont proliféré sur le net. J’ai constaté un énorme appétit d’aliments intellectuels pour avancer lucidement dans le maquis des événements. Je m’y suis moi-même abondamment nourri et j’ai encore faim. Ce débat est international. Comme l’implique le fonctionnement en réseau, il est une conversation où chacun prend la parole tour à tour, où aucune voix ne l’emporte sur une autre, sinon par sa force de conviction. C’est nouveau. Intervenir depuis Paris ou depuis Bobodioulasso, c’est égal si les arguments se valent. Ajouter l’expérience des uns à celle des autres conduit à une forme d’action et de pensée communes qui rassemble sans effacer les singularités. Une mondialisation solidaire de la conscience politique se dessine. Voilà un outil de notre temps qui renouvelle en profondeur le débat politique et que la révolution burkinabè a su saisir à propos. Un atout de plus. Ce n’est qu’un début, continuons le débat !
Et puis, ce qui est peut-être l’essentiel, ces échanges nous ont rappelé le sens de l’expression « famille humaine ». Avec tous ceux qui se sentent parties prenantes de ce grand moment d’Histoire encore indécis, je présente mes condoléances émues aux frères et aux sœurs qui ont perdu un proche dans cette tourmente et souhaite un prompt rétablissement aux nombreux blessés.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
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