Chers compatriotes, chères sœurs et frères qui ne partagez pas notre nationalité mais contribuez éminemment par votre travail au bien être de notre pays,
Si vous me voyez devant vous si détendu, presque joyeux, c’est parce que ce scrutin porte quatre bonnes nouvelles. La première excellente nouvelle – permettez-moi de m’en considérer comme partie prenante – est très inattendue si l’on se place seulement quelques semaines en arrière : la claire contestation de l’ordre capitaliste retrouve sur mon nom une position équivalente à celle de la droite classique et très supérieure à celle du parti socialiste. Je ne vous infligerai pas le pensum de détailler les chiffres, mais allez voir, vous découvrirez que dans beaucoup de collectivités, la France insoumise fait la course en tête ; c’est donc possible. Deuxième excellente nouvelle : le Front National de Marine Le Pen, qu’on annonçait en première place depuis plus d’un an, est significativement dépassée par un candidat dont on sait que je ne partage pas les options, mais qui a participé comme moi à des gouvernements socialistes et fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler « l’arc républicain ». Troisième bonne nouvelle, le nouveau cours du monde a bousculé les deux anciens partis qui se pensaient inamovibles et nous contraignaient à l’éternelle répétition du même. Quatrième bonne nouvelle, beaucoup de nos compatriotes de droite ont déserté leur candidat naturel pour des convictions morales qui les honorent et qui honorent notre peuple.
Je suis déçu, je ne vous le cache pas, de ne pas être au second tour. Il s’en est fallu de peu. Déçu également de n’avoir pas dépassé la famille Fillon, mais c’est d’un cheveu. Cela dit, je ne crois pas aux théories de la fin de l’histoire et j’applique ce scepticisme à l’échéance finale de l’élection présidentielle. Les idées que je porte au nom de ceux d’entre vous qui les partagent ne mourront ni d’une élection de Marine Le Pen, ni de celle d’Emmanuel Macron. En revanche, je suis très sensible à une réalité qu’aucune théorie ne peut dissoudre. Notre nation, notre peuple sont en partie composés de personnes placées dans le viseur du racisme et de l’ambiance toxique qui entourent le Front autoproclamé « National » : les Noirs, les arabes, les juifs, les musulmans, les « autres ». Il est clair que chaque point de pourcentage obtenu par Marine Le Pen leur dira : nous ne vous aimons pas ; nous vous préférons dehors que dedans. Pour cette raison très simple et pour moi très forte, je mettrai le 7 mai dans l’urne le bulletin sur lequel sera inscrit le nom d’Emmanuel Macron, avec la conviction que si le score de Marine Le Pen est faible, celles et ceux qui par millions sont visés par le racisme y liront un message d’unité et de fraternité envoyé par la nation.
Je vous livre mon choix, car je n’ai pas de cachoterie à vous faire. Cependant, je veux dire de la façon la plus ferme que cette confidence ne constitue pas une consigne de vote. Je sais que beaucoup de ceux qui ont soutenu La France insoumise et ma candidature s’orientent plutôt vers un vote blanc ou nul, voire l’abstention. Ils ont des arguments pour ça. Des arguments solides. Et je me garderai bien de prendre appui sur mon choix personnel pour les culpabiliser, les présenter comme complices du fascisme comme je le lis dans certains argumentaires, faire d’eux des supplétifs du FN, ce que dément leur action quotidienne. J’ai la responsabilité de maintenir l’unité et la dynamique des sept millions d’insoumis qui portent l’espoir de transformations urgentes et profondes. Parlons-nous. Echangeons fraternellement nos opinions. Le temps venu, rendons compte publiquement des proportions dans lesquelles nous nous répartirons sur cette question. C’est un élément du débat qui comptera pour déterminer les formes de notre action future.
Cette précision apportée, permettez moi d’argumenter moi aussi en toute amitié avec ceux qui ne partagent pas mes conclusions et soyez sûr que de mon côté, je les écouterai attentivement. Trois éléments m’ont conduit à faire ce choix. Tout d’abord, je crois que le risque d’une surprise à la Trump existe. Le FN victorieux, c’est affreux pour la France. Mais Marine Le Pen perdant l’élection à 46 ou 48 %, ça aussi c’est un risque énorme pour l’avenir, car en plus de constituer une gifle monumentale pour ceux d’entre nous que vise le racisme, ce serait installer dans les esprits l’idée qu’après tout, la perspective d’une victoire les Le Pen est dans l’ordre des choses.
Ensuite, je suis très troublé par un fait historique souvent oublié. Lorsque dans les années 30 les nazis arrivent au pouvoir, le programme antisémite d’Hitler est très loin d’évoquer la solution finale. Il tient en gros en deux points : la « préférence aryenne » ; l’expulsion des juifs étrangers. Puis, une fois la digue du racisme rompue, l’engrenage se met progressivement en marche jusqu’à l’horreur qu’on sait. Les situations ne sont pas les mêmes et les comparaisons historiques sont a prendre avec précaution, mais malgré tout, la préférence dite nationale et les expulsions massives d’étrangers que nous promet le FN si le suffrage populaire apporte légitimité à ces perspectives, cela ouvre sur des risques potentiels que je préfère éviter.
Enfin, dans les argumentaires de certains de mes camarades, j’entends beaucoup accoler au nom d’Emmanuel Macron le qualificatif d’ultra-libéral : pas de choix possible entre le danger de la dictature fasciste et la menace d’un capital libéré de toute entrave. Je vais vous étonner, mais je ne crois pas que ce soit juste et je pense que ça introduit une confusion nuisible aux actions que nous devrons mener contre sa politique s’il est élu. Emmanuel Macron n’est pas ultra-libéral pour une raison très simple : dans l’état actuel des choses, aucun projet répondant à cette qualification n’a la moindre chance de réunir en France une majorité. Quel est l’homme ou la femme politique qui peut se faire élire en proposant par exemple la suppression de la sécurité sociale et de l’école publique, deux remparts massifs contre le monopole de la gestion capitaliste ? Le rapport de force profond, hérité des grands moments d’insoumission de notre histoire, la fondation de la République, la libération du nazisme, a mis au cœur de notre civilisation française et intériorisé dans les convictions de notre peuple ces hautes inventions politiques solidaires. Macron est un social-libéral dans la veine d’un Hollande ou d’un Valls. Il a les dents longues et va, comme ses collègues, se croire contraint de ronger les piliers de la solidarité sociale. Ça suffit à mériter notre opposition déterminée. Nul besoin d’en rajouter. Nous sommes là, nombreux, déterminés, convaincants, et nous allons sans attendre émousser les dents du rongeur. Nous nous appuierons sur la profonde adhésion du peuple à ces institutions qui échappent à la logique du libéralisme et qui rendent impossible à Emmanuel Macron comme à tout autre de prôner en France un programme ultra libéral.
La sécurité sociale, l’école publique, le droit du travail, l’économie mutualiste sont de précieux héritages et d’efficaces boucliers contre le cauchemar ultra-libéral. Mais nous ne sommes pas condamnés à une guerre de tranchée et à la défensive. Si le magnifique mouvement des insoumis est parvenu à convaincre avec tant de force, notamment dans la jeunesse, c’est aussi, c’est surtout parce qu’il porte concrètement d’innombrables innovations alternatives et qu’il dément en acte la soumission dépressive au libéralisme. J’ai parcouru la France. Ces innovations, je les ai vues et elles m’inspirent. Ici la gratuité des cantines scolaires ou des transports publics, là la mobilisation de geeks engagés pour le partage du travail et du savoir grâce au logiciel libre, ailleurs l’invention de règles de management qui substituent la coopération intelligente à la concurrence de tous contre tous, dans certaines vallées la multiplication des foyers de « frugalité heureuse » comme leurs adeptes le disent joliment, un peu partout des projets associatifs qui organisent des fonctions sociales sans avoir besoin qu’on les gouverne d’en haut. Aujourd’hui, dans notre France, les initiatives de solidarité avec les réfugiés sont sans doute plus nombreuses que les violences racistes. Aujourd’hui, l’idée que la police, la loi, l’Etat et la réprobation pudibonde surplombent les lits où nous nous aimons comme nous le sentons est en recul. Ces réalités vous paraissent peut-être parcellaires, disséminées, hétéroclites. Elles le sont. Elles vous semblent peut-être bien légères par rapport aux luttes classiques pour le pouvoir d’achat, contre le chômage et la dérégulation. C’est possible et notre mouvement restera très fermement, très massivement aux côtés de ces luttes. Mais ces foyers d’émancipation humaine ont l’avantage de nous montrer que l’invention du monde n’appartient pas à ses maîtres actuels, qu’elle peut être douce, humaine, joyeuse, imaginative.
Je vous propose, dans les mois qui viennent, d’en faire l’inventaire, de les mettre en réseau, d’établir entre elles des cousinages sans jamais effacer leurs riches singularités, ni contraindre qui que ce soit à s’aligner sur l’une ou l’autre. La « frugalité heureuse », moi, ce n’est pas trop mon truc. Mais l’énergie qui anime ceux qui la font vivre, oui, je trouve qu’elle ressemble à celle qui électrise tous ceux qui veulent un monde où ni la puissance de l’argent, ni la force des armes, ni la dévoration de la planète, ni l’empire de l’Etat fut-il républicain ne dictent notre quotidien. Contaminons-nous les uns les autres. Faisons en sorte que toutes ces énergies positives se rassemblent clairement chaque fois que l’une ou l’un d’entre nous est jeté dans la précarité, la pauvreté, le désarroi. Les ouvriers que les jeux de l’argent fou transforment en variable d’ajustement de la mondialisation capitaliste doivent savoir que leur combat pour la dignité et le bien-être rejoint les inventions sociales les plus novatrices, qu’il en est partie prenante. Le frugal qui se voue au seigle et aux épinards doit accepter que son choix entretienne une certaine parenté avec la mobilisation du salarié pour l’augmentation d’un pouvoir d’achat qu’il ira dépenser dans les super-marchés. Cette parenté, c’est le pas que font l’un et l’autre contre l’infantilisation qui veut qu’on se vende au capital sans mot dire ou qu’on se laisse envoûter par la consommation.
Je vous ai dit tout à l’heure que classer Emmanuel Macron parmi les ultra-libéraux ne nous aidait pas dans l’action. Le monde a perdu les repères qui se sont peu à peu imposés depuis cinq cents ans avec le règne de la modernité impériale et la domination de l’Occident sur le monde. En place des repères engloutis, le nouveau monde nous laisse entrevoir des germes. C’est ça la joie, la singularité, la fécondité, l’avenir de la France insoumise : refuser de nous aligner sur des repères éteints, entourer de nos soins les germes d’un monde naissant. Puisque, fussent-ils « progressistes », les repères du vieux monde sont désormais inopérants, peut-être même nuisibles, les germes poussent un peu au hasard des situations : parcellaires, disséminés, hétéroclites. N’en ayons pas peur. J’ai inscrit dans notre programme la gratuité et le bio pour les cantines scolaires. C’est une très belle perspective : nourrir solidairement nos enfants, les nourrir bien, les nourrir à égalité sans assistés ni assistants. La première fois que cette belle réforme a été largement popularisée par la presse, c’est à Drancy, quand elle a été mise en place par le centriste qui venait de défaire une municipalité communiste. L’agglomération de Chateauroux est dirigée par des élus Les Républicains et depuis plus de quinze ans, elle a institué la gratuité des transports publics qu’elle défend bec et ongle. On prend ou on laisse ? Quand Emmanuel Macron propose des classes de douze élèves dans les quartiers les plus abîmés par l’injustice sociale, c’est une très bonne idée. Il va l’enrôler dans la propagande d’un programme globalement favorable à la soumission progressive de la société au libéralisme. Et nous on va l’en empêcher en prenant appui sans complexe sur cette bonne mesure, en lui donnant sens parce que nous la relierons à toutes les expériences de résistances ou d’innovations qui montrent qu’on peut vivre autrement que sous l’empire de l’argent fou. Une innovation émancipatrice, plus une, plus une autre et une autre et une autre… Gageons que nous saurons ensemble y donner sens et puissance.
Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai voulu vous dire clairement ce que j’allais faire dans l’isoloir le dimanche 7 mai et respecter à la fois les choix de ceux d’entre nous qui feront autrement. Je crois aux arguments que je vous ai donnés. Je sais que vous les entendrez avec respect, que certains les suivront, d’autres non, dans les deux cas sans soumission. Je crois que nous en sortirons forts et unis pour les temps qui s’annoncent.
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