Méditerranée : L’Italie ferme ses ports aux migrants et viole le droit de la mer
Les conditions de sauvetage en Méditerranée se durcissent. L’Italie ferme la porte aux migrants rescapés en mer. Les autres pays européens ne disent mot, laissant Rome gérer seul la situation
Durant deux jours, l’Aquarius, le navire affrété par l’ONG SOS Méditerranée, a erré en mer avec à son bord 629 migrants (dont 7 femmes enceintes, 11 enfants en bas âge et 123 mineurs isolés) recueillis au cours de six opérations, sans que l’Italie ou Malte pourtant tout proches ne veuillent les accueillir.
Des secours coordonnés par le MRCC
Tout a commencé samedi, à 7 heures du matin, quand le navire de l’ONG a en effet reçu l’instruction du Centre de coordination des secours maritimes italien (IMRCC) de se diriger vers la zone pétrolière de Farwah, autour de laquelle des embarcations en détresse avaient été signalées. Mais les premiers secours avaient déjà été entamés par les garde-côtes italiens et un navire marchand, le MV Asso Ventiquattro, plus proches. Et le navire de l’ONG a été envoyé, en début d’après-midi, vers deux bateaux en détresse, transportant chacun environ 120 personnes.
Deux sauvetages critiques
Le sauvetage entamé en fin d’après-midi, à plus de 50 milles nautiques des côtes libyennes, a été particulièrement difficile. Les deux embarcations pneumatiques étaient en mauvais état. Alors qu’il faisait déjà nuit, l’un des deux canots s’est brisé, entraînant à l’eau plusieurs dizaines de personnes. Dans des conditions critiques, les sauveteurs ont néanmoins réussi à récupérer 229 rescapés remontés à bord.
Un transbordement des garde-côtes italiens
L’Aquarius a ensuite servi de plate-forme d’accueil, comme c’est souvent l’habitude en mer (1), pour d’autres réfugiés récupérés par des navires italiens. Il a ainsi récupéré environ 280 rescapés se trouvant à bord de navires des garde-côtes italiens : 129 personnes provenant du CP 312, puis 64 autres du CP 319 et 88 du CP 267 (certains récupérés directement par les garde-côtes, d’autres venant de navires marchands qui avaient ensuite été transférés sur le navire des garde-côtes). Déjà bien chargé, l’Aquarius a enfin pris en charge 119 nouveaux naufragés transbordés depuis le navire marchand italien MV Jolly Vanadio, avec l’aide de l’ITS San Giusto, le navire de la marine italienne qui commande l’opération européenne EUNAVFOR Med / Sophia.
Un refus de débarquer
Ni l’Italie ni Malte n’ont cependant autorisé le navire de l’ONG à débarquer les naufragés. Pour le nouveau gouvernement italien, dirigé par G. Conte, c’est un cas d’école, histoire de montrer la nouvelle politique ‘dure’. Pour le gouvernement de La Valette, ce sauvetage a eu lieu dans la zone libyenne (2)… gérée dans les faits par l’IMRCC. Aux Italiens donc de se débrouiller.
Pas le temps d’attendre !
« C’est une situation inédite et préoccupante qui ne doit pas se prolonger car, avec 629 personnes à bord, nous dépassons déjà largement notre capacité d’accueil maximale. La sécurité et les soins des rescapés à bord ne pourront pas être assurés au-delà de quelques heures », a réagi lundi matin le président de SOS Méditerranée, Francis Vallat. « Nous ne pouvons pas imaginer que des préoccupations politiques prévalent sur la situation humanitaire de ces centaines de personnes tout juste sauvées d’une noyade certaine, et qui viennent de quitter l’enfer libyen ».
Un changement des règles
Une alarme qui n’est pas la première. Depuis quelques mois déjà, les règles du jeu changent en Méditerranée. Les tensions s’accentuent entre les ONG chargées du sauvetage des migrants et les autorités italiennes notamment. Plusieurs des humanitaires accusent le choix délibéré des autorités de n’ouvrir que des ports éloignés pour y débarquer des rescapés, ou de les forcer à débarquer des passagers secourus bien qu’ayant encore les capacités de sauver d’autres migrants en détresse. Selon les ONG, tout cela n’a d’autre but que de les asphyxier et les épuiser.
Escalade politique
L’arrivée de deux partis aujourd’hui à la tête du gouvernement (la Ligue du Nord et le Mouvement 5 Étoiles) affichant l’un comme l’autre de rompre avec la politique d’accueil menée ces dernières années n’a fait qu’accélérer le blocage. Pour eux, l’Italie ne doit plus assumer la solidarité que les autres États européens lui laissent volontiers. Matteo Salvini, patron de la Ligue du Nord (droite nationaliste), l’avait promis : il stopperait le flux d’arrivées de clandestins en Italie. Devenu ministre de l’Intérieur (Lire : Un nouveau gouvernement italien, enfin ! Les ministères de force), il a décidé de mettre en pratique ses promesses en refusant l’accueil des migrants dans un port de la péninsule .
Et maintenant, l’OTAN sur le « front sud » ?
Matteo Salvini n’hésite d’ailleurs pas à parler de « front sud » sollicitant l’aide de l’OTAN. « J’aimerais que les organismes internationaux dont nous faisons partie et auxquels nous contribuons financièrement et qui sont des organisations de défense, assurent la sécurité italienne et européenne en Méditerranée », a-t-il déclaré vendredi, en arrivant au conseil des ministres, selon Il Giornale. « La seule agression permanente dont nous souffrons vient de Méditerranée, je ne pense pas que c’est une attaque de la Russie », a-t-il ajouté, s’inquiétant d’« infiltrations terroristes » avec l’arrivée de milliers de migrants.
La Commission rappelle le droit
Interrogée par la presse, lors du point de midi, lundi (11 juin), la Commission européenne a souhaité un « règlement rapide » de la situation, « afin que les personnes à bord du navire Aquarius puissent être débarquées en toute sécurité dès que possible », comme l’a précisé le porte-parole en chef de l’exécutif européen Margaritis Schinas, parlant d’« impératif humanitaire ».
La responsabilité au pays qui coordonne les secours
Sur le fond, l’exécutif européen se refuse cependant à trancher. « Il s’agit d’une question de droit international », rappelle la porte-parole en charge des migrations, Natasha Bertaud, admettant qu’« en réalité, la situation est tout sauf claire ». Comme elle l’explique, « selon le droit international, la décision de l’endroit où un bateau devrait débarquer relève de la compétence du pays qui est en train de coordonner l’opération de recherche et de sauvetage » (NDLR : en l’occurrence, l’IMRCC de Rome). C’est à lui d’indiquer le « port sûr » où accoster. Mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un port de son pays.
L’Espagne ouvre son port de Valence
L’Espagne a annoncé cet après-midi qu’elle allait accueillir le navire transportant les 629 rescapés en ouvrant son port de Valence : « Il est de notre obligation d’aider à éviter une catastrophe humanitaire et d’offrir un ‘port sûr’ à ces personnes », indique le nouveau Premier ministre espagnol Pedro Sanchez sur son compte twitter. Un ‘sauf qui peut’ salué par l’ONG. Même si cela oblige le navire à parcourir plus de 1300 km… alors que les réserves de nourriture sont presque épuisées.
Malte fait un geste humanitaire
Malte va donc « envoyer des ravitaillements frais » aux 629 migrants obligés de passer une nouvelle nuit à bord de l’Aquarius. Le Premier ministre Joseph Muscat l’a confirmé ce lundi (11 juin) dans l’après-midi sur son compte Twitter. L’Aquarius a ainsi été ravitaillé dans l’après midi par un navire de la marine maltaise. Il a reçu 950 bouteilles d’eau, 800 paquets de nouilles et des collations. Mais, indique l’ONG, « malgré le ravitaillement de cet après-midi, le stock de vivres ne permettra de distribuer qu’un seul repas demain. Et l’Aquarius est toujours en attente d’instructions de la part des autorités maritimes compétentes ».
La Corse en position d’accueil
Le président de l’assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, a, à son tour, annoncé lundi soir la volonté corse d’accueillir le navire. « L’Europe doit traiter de façon solidaire la question humanitaire. Compte tenu de la localisation du navire et de l’urgence, mon avis est qu’il serait naturel d’ouvrir un port corse pour porter secours à ces personnes en détresse », a-t-il indiqué sur twitter. Les autorités françaises n’avaient toujours pas réagi officiellement mardi matin.
Un accompagnement par la marine italienne
L’épilogue s’est écrit ce matin. L’Aquarius poursuit sa route en direction du port de Valence, désigné ‘port sûr’ par l’IMRCC. Deux navires de la marine et des garde-côtes italiens accompagneront l’Aquarius jusqu’à son trajet vers l’Espagne (4 jours environ). Plus de la moitié des rescapés vont être transbordés, le temps du trajet, sur ces navires italiens, afin d’éviter la surcharge. L’IMRCC Rome l’a confirmé à l’ONG. Ce matin, un second ravitaillement de produits alimentaires et de biens de première nécessité a été réalisé par les autorités maritimes italiennes (200 kg d’oranges, 2 400 petits pains, 100 boîtes de thé, 50 kg de sucre, mais aussi des couvertures, des chapeaux et des chaussettes).
Commentaire : une grave entorse au droit de la mer
Ce nouveau cas confirme une tendance observée ces dernières semaines (Lire : L’OpenArms libéré. Ordre du juge de Raguse). L’Italie qui a déjà (sous le gouvernement précédent de P. Gentiloni) retiré tout automatisme d’accueil et limité l’action des ONG, ne veut plus être la seule à supporter les migrants et réfugiés récupérés en mer au large de la Libye. Elle est, en cela, soutenue de façon implicite par l’Union européenne, aucun pays ne souhaitant prendre le relais (Lire : Nouvel incident en Méditerranée. Le changement de cap italien et européen confirmé).
« Il faudra s’assoir et discuter sur la manière de prévenir à l’avenir ce genre d’événement. C’est une question européenne », a déclaré Joseph Muscat, le Premier ministre maltais. A raison. Car c’est assurément l’absence de réponse européenne qui pose problème.
Les détails de l’opération (tels qu’ils sont donnés par l’ONG) sont néanmoins interpellants. En l’espèce, la plupart des personnes se situant sur l’Aquarius n’ont pas été secourues par l’ONG, mais viennent de transbordements de navires publics italiens. Ils ressortent ainsi de la loi italienne et ont parfaitement le droit de demander l’asile en Italie. En refusant d’accueillir ces personnes, le gouvernement italien ne gêne pas seulement une ONG, il viole ses propres règles. Il incite à faire fi d’une vieille loi de la mer, où face à un naufrage, tous les navires présents sur place jouent la solidarité.
B2
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